Nous avons vécu l’insupportable, c’est-à-dire ce qui nous est normalement supportable à la condition que cela se passe à une distance convenable de chez nous. Trop près, ça ne l’est plus. Nous avons été bouleversés, sidérés, choqués, les adjectifs ne manquent pas qui ont tourné en boucle dans les médias. Comme ont beaucoup tourné les « penseurs » censés venir nous aider à penser l’événement, chacun selon son point de vue, ou plutôt son « dada » et son dernier ouvrage.
Qu’on demande à des spécialistes du terrorisme, à ceux de l’Islam radical, à des flics ou des hommes du renseignement de venir nous éclairer, on le comprend, mais cette avalanche de philosophes et d’essayistes débarquant pour nous expliquer le pourquoi du comment de la chose, avec la conviction de ceux qui ne savent rien mais causent quand même, est assez dégueulasse. L’inénarrable André Glucksmann à peine refroidi, c’est son fils qui vient illico tenir la boutique familiale, à France Inter et ailleurs. Il y a quelque chose d’obscène dans ce défilé de bavards qui ne quittent jamais le petit monde de l’intelligentsia des beaux quartiers et viennent pérorer dès que les projecteurs s’allument. Comme les moustiques, la lumière les attire. La palme de l’obscénité reviendra cependant à Canal + qui n’a rien trouvé de mieux que de demander son avis à un chouette expert : Claude Guéant, ex-ministre de l’Intérieur que la justice vient de condamner à deux ans de prison avec sursis et cinq ans inéligibilité pour avoir « tapé dans la caisse »*. L’éditocrate Laurent Joffrin, lui, écrit dans un grand élan lyrico-pompier : « Ils ont tué le bonheur ! », ben oui, mon gars, c’est sûr… le bonheur, mais lequel ? Celui qui reste intramuros, qui s’arrête au périphérique ? Parce que le bonheur de vivre il a peu cours de l’autre côté, dans les zones abandonnées où sans doute Joffrin n’a jamais fichu les pieds et où poussent la haine et le désespoir. L’émotion est si vive qu’on en oublierait presque que nous vivons dans une société profondément inégalitaire. Cyril C. Sarot, qui n’est pas un éditocrate autorisé, écrit fort justement que dans ce profond mépris de la vie qui hurle au bout des kalachnikovs, il entend comme un écho du mépris plus général de la vie « bafouée, méprisée au nom de l’opérationnel, du Marché, du comptable, du réaliste, du matérialiste, de l’esprit de management ». On peut y ajouter aussi le mépris dans lequel nos « élites » tiennent toute une frange de la population française.
Enfin, soyons justes, l’émotion, surtout celle des « jeunes », pousse à s’exprimer, même à tort et à travers, c’est bien normal. On pourra même aller jusqu’à « comprendre » les gentils écervelés qui écrivaient dès le lendemain que « la vie continue ». Ça a dû faire une belle jambe aux familles des victimes ou à ceux qui cherchaient encore leurs proches en courant les hôpitaux. Mais enfin, émotion ne rime pas avec réflexion, on le sait bien.
Cependant, et pour en venir à l’objet qui préoccupe habituellement les crapauds et les rossignols, disons que la manière dont certains ont réagi sur leur réseau social favori, en fourguant illico leur chanson « engagée » sortie d’un carton, en guise de soutien aux victimes ou de résistance aux terroristes, fut assez indécente. On dirait que certains « artistes », même dans les circonstances les plus tragiques, ont bien du mal à mettre leur ego sous leur mouchoir, et à oublier un peu leur petite personne et leur « création » chérie, ne serait-ce qu’un temps. Du mal à se résoudre à se fondre dans la masse et pleurer en silence, ou à réfléchir et même se taire. On aura bien le temps d’écouter leurs chefs-d’œuvre plus tard. Car franchement, une chanson c’est pas grand-chose, c’est même inutile et dérisoire face à une mitraillette qui crache la mort, la vraie, pas celle qui n’est qu’un mot dans les chansons. Il y a un temps pour tout.
LTG
* Claude Guéant, responsable entre autres des forces de police, a détourné, à son profit et celui de ses copains, des sommes d’argent normalement destinées à ces forces de police, qui depuis un bon moment clament leur manque de moyens.
Merci pour ce billet qui nous change des propos d’éditocrates se confondant avec ceux tenus à la fermeture du bistrot.
« […] on en oublierait presque que nous vivons dans une société profondément inégalitaire. »
Sur l’injustice sociale : http://partageux.blogspot.fr/2015/01/le-massacre-charlie-nest-pas-affaire.html
Sur le racisme ambiant un cas pratique avec le jazzeux Ibrahim Maalouf. Sa vie comblée lui donne moins de raisons de laisser grandir la rancœur :
http://www.clique.tv/ibrahim-maalouf-controles-marrivent-tres-souvent-france-cest-premiere/
Salut
Entre le silence et les cris d’indignation, de rage, de souffrance, il y a toute la gamme des réactions possibles… Ce matin, j’ai pensé à ces quelques lignes de la lettre à Mélinée Manouchian :
« Dans quelques heures, je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, je n’y crois pas mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais. Que puis-je t’écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps » (Missak Manouchian).
Et c’est dans la dernière ligne que je me retrouve le plus. Tout est confus…
« La manière dont certains ont réagi sur leur réseau social favori, en fourguant illico leur chanson « engagée » sortie d’un carton, en guise de soutien aux victimes ou de résistance aux terroristes, fut assez indécente ».
Mouais. Me sens visé, moi : https://youtu.be/sjowDrTjTBs. Dire quelque chose sur un événement aussi important par une chronique serait noble et par une chanson serait indécent ? Comprends pas, moi…
Chacun réagit comme il peut. Après la stupeur et l’angoisse d’une nuit blanche, qui n’a pas de la famille à Paris ? Et dans le 10e justement ? Qui n’a pas quelque ami que l’on sait de sortie ce vendredi soir ? Et après, oui, tout est confus, on se sent démuni, et, oui, on réagit comme un peut. Et quoi de plus naturel, pour qui aime la chanson, d’offrir ce qu’on aime le plus en solidarité ?
à Gilles Roucaute
Certains écrivent une chanson, oui.
D’autres font une opération de communication. Opération qui permet de vendre des disques et de remplir Zénith et Bercy.
Pour moi, l’insupportable est partout, au Kénia, où 147 étudiants au moins ont trouvé la mort jeudi dernier, et devant l’indifférence générale j’ai partagé la photo de ces jeunes, au Nigéria où le groupe islamiste Boko Haram a fait des milliers de morts. Une vie humaine est une vie, où que ce soit. Et le silence et les larmes n’y font rien. Il faut résister, il faut combattre, il faut dire haut et fort assez !
Bonsoir cher voisin, merci pour cet article. Avec ce « temps pour tout » qui m’est si cher et ce « la vie continue » qui est insupportable. Comme toujours, propos précis, pensée si juste qu’elle apaise comme quelques versets de l’Ecclésiaste.
Billet, édito, article, je ne sais, en tout cas magnifique de propos, de discours, on a envie de dire « encore « …