Les chanteuses et les chanteurs en herbe mènent une folle « vie d’artiste » sur Facebook. Ils annoncent la moindre de leurs activités : animation de bistrot, concert dans un appartement, session dans un studio qui n’en est pas un, et j’en passe. Cela peut passer pour de la pub, mais leurs amis virtuels sont si éloignés qu’il n’y a aucune chance de les voir se déplacer. Alors à quoi servent ces « infos » ? Sans doute à faire savoir qu’on existe en tant qu’artiste, et même à tenter de s’en persuader un peu soi-même, quand la réussite n’est pas vraiment au rendez-vous. Les commentaires fleurissent, laconiques : «J’ai hâte » ou même « Hâte », « Dommage que ça soit si loin », ou encore « Profites » (avec le « s » en trop de ceux fâchés avec l’impératif), comme s’ils avaient, ces jeunes-là, le pressentiment que les temps futurs ne seront pas très gouleyants. Ils se hâtent de profiter. Peut-on les en blâmer ?
Ils sont émouvants. La plupart ne réussiront pas à poursuivre ce type d’activité bien longtemps. D’abord, ils n’ont pas tous le talent suffisant pour espérer s’en sortir, et surtout, même s’ils sont talentueux, ils sont bien trop nombreux sur le marché. Alors que feront-ils dans dix ans, quinze ans, quand les carottes seront cuites et que la jeunesse sera passée et bien passée ? Les circonstances leur permettront-elles de se raccrocher à quelque branche salutaire ? Elles sont de plus en plus rares, ces branches-là, et ces opportunités de « reconversion » telles que notre génération les a connues, dans l’animation, le professorat, ou autres activités dans le milieu associatif. Elles ont disparu avec les subventions en ces temps de libéralisme échevelé. On verra bien, se disent-ils sans doute, comme nous l’avons fait. Et ils ont bien raison.
Après tout, pourquoi ne pas tenter sa chance, plutôt que de nourrir sa vie durant le regret de ne pas avoir « fait l’artiste », de ne pas avoir suivi ses rêves, et de s’être résolu dès son jeune âge à une vie raisonnable et sage ? L’espoir fait vivre, dit-on, alors, Profite(s)! S’il fallait s’occuper toujours de son avenir, il n’y aurait jamais de « jeunesse » et pas d’artistes.
Après, une fois pliées les gaules, c’est autre chose bien sûr, on a nettement moins « hâte », mais ça, tout le monde le sait*, comme dirait Leonard. Et tant qu’à causer de la vie d’artiste, laissons cette fois le dernier mot à Léo : « Profites-en mon pauvre amour / Les belles années passent vite. » (La Vie d’artiste**).
Pierre Delorme
* Everybody knows, paroles et musique de Leonard Cohen.
** La Vie d’artiste, paroles de Francis Claude, musique de Léo Ferré.
Pierre,
Dans votre excellent texte vous passez sous silence une donnée qui a son importance.
Naguère un avenir radieux s’ouvrait devant les pas de chaque jeune ou presque. Antoine était centralien, Guy Béart était ingénieur, Brel délaissait une famille qui lui assurait une vie confortable à l’abri du besoin. X pouvait espérer trouver sans grande difficulté un emploi ou Y pouvait imaginer une « progression de carrière ». Des perspectives qui attiraient X ou Y. Ne restaient en piste vers la chanson ou la vie d’artiste, domaine de maigre pitance, que des gens qui avaient le feu sacré.
Aujourd’hui combien de jeunes peuvent imaginer un avenir doré ou simplement un chemin pas trop parsemé de cailloux ? Tirer les rats par la queue, sucer les cailloux et pointer en alternance à Pôle-pas-d’Emploi, voilà la seule perspective de carrière d’un grand nombre. D’aucuns se disent : « Eh bien, quitte à en chier, je choisis aussi de me faire plaisir. » Cabrel vendait des chaussures quand il a commencé à chanter. Il a préféré un maigre salaire de chanteur à un maigre salaire de vendeur de chaussures. Et encore avait-il alors un salaire ce qui n’est plus le cas de beaucoup aujourd’hui. Les conditions sociales d’aujourd’hui sont une incitation à aller voir ailleurs et à rêver de prairies plus vertes…
Bien d’accord avec ce complément d’analyse. Les deux périodes historiques sont bien différentes et les choix que la jeune génération est amenée à faire sont évidemment dépendants des perspectives que la société leur propose, et elles ne sont pas roses comme pouvaient l’être « nos lendemains qui chantent »… Alors ils se retrouvent nombreux (trop ?) à vouloir, au moins, « essayer ». Presque aussi nombreux que dans les files d’attente de Pôle-Emploi.
Le talent mais aussi et surtout la durée feront la différence. « Profitez » les jeunes.
Je suis bien d’accord, et il me semblait avoir évoqué le fait que les conditions sociales et économiques dans lesquelles a grandi notre génération étaient différentes de celles d’aujourd’hui. Cabrel a réussi, mais ça n’est pas d’aujourd’hui non plus, et que sont devenus ceux de sa génération qui n’ont pas réussi ? La question que je posais en filigrane était de savoir ce qu’allaient devenir ceux qui essaient « d’aller voir ailleurs et rêver de prairies plus vertes ». Nous sommes sans doute d’accord (en gros) sur la situation actuelle qui peut être une incitation à faire « l’artiste » plutôt que végéter dans des emplois précaires sans avenir, mais la question ci-dessus je me la suis posée souvent dans le cadre de mon travail avec des artistes en herbe, conscient sans doute du fait que j’avais personnellement eu la chance de pouvoir devenir prof dans un conservatoire (après une tentative de carrière inaboutie) sans avoir aucun diplôme dans le domaine musical, ce qui est évidemment impensable aujourd’hui. J’ajouterais que je suis souvent effaré de voir les amateurs de chanson de qualité, souvent assez âgés, se réjouir du grand nombre de jeunes artistes et se réjouir de pouvoir consommer de la chanson à haute dose, sans se poser la question de l’avenir de ces jeunes gens, souvent sans les diplômes ou savoir-faire qui leur permettraient de bifurquer une fois l’expérience terminée. Je crois pourtant que la question est légitime, du moins pour un homme de mon âge. Pierre Delorme
Salut
Il y a de bonnes questions ; pour les réponses, c’est moins évident… Tout le monde se réfugie sur FB, car il n’y a plus de presse ou presque, pour la chanson. Dans les maisons de la presse à Paris, on trouve au moins 20 revues sur la guitare – c’est pas moi qui vais m’en plaindre -, 40 sur les voitures, mais pour trouver Franco-fans c’est la quête du Grââl toujours recommencée. Et FB c’est souvent pour convaincre des amis convaincus… Pour le reste, la « carrière », vu l’air du temps, je rejoins l’avis d’« un partageux » : tant qu’à bosser n’importe comment, autant essayer de s’amuser un peu…
Avant l’apparition de Facebook et des réseaux dits sociaux, il n’y avait guère de revues consacrées à la chanson « inconnue », je ne pense pas qu’on puisse dire que les jeunes artistes s’y « réfugient ». Ils ont simplement trouvé là un moyen de faire connaître leur existence, que nous ignorerions totalement autrement. Quant à l’argument au présent et à l’avenir peu radieux, c’est bien sûr une bonne raison pour essayer de « s’amuser un peu », mais tous les jeunes ne se lancent pas à faire « artiste », alors que font les autres pour s’amuser un peu ?
Pierre,
« […] se poser la question de l’avenir de ces jeunes gens, souvent sans les diplômes ou savoir-faire qui leur permettraient de bifurquer une fois l’expérience terminée. »
On avait bien compris le sens de votre billet. Mais c’est un jeu de l’oie qui est proposé aux jeunes générations. Certains vont passer quelques années à essayer dans la chanson, le jazz, les arts plastiques ou autre chose. D’autres non qui vont tâter de métiers « sérieux ». Et tous, des années plus tard en sont encore au même point. Chercher un emploi stable.
Je songe à un ami quadra qui a cueilli des pommes, fait la vaisselle, balayé les salles de classes et donné des cours particuliers pour Acadomia parmi mille autres boulots sérieux. Il a un beau diplôme d’ingénieur et n’a jamais tâté de la chanson. À plus de trente ans, après des années de petits boulots, il a fini par réussir un concours de la fonction publique l’obligeant à aller à un autre bout de la France pour bosser dans un tout petit emploi de gratte-papier et non pour faire valoir ses compétences. Son couple n’y a pas résisté.
Si l’un de ses copains avait tenté la chanson, il en serait à peu près au même point… Hélas ! Et cela, les jeunes générations le savent bien.
Quand même je connais un chanteur-comédien qui a fait des études de médecine tandis qu’il jouait-chantait. Diplôme décroché à près de quarante ans alors que son groupe connaissait un succès régional suffisant pour les faire manger. D’aucuns savent ménager leurs arrières…
Le sujet du devoir de philo de ma fille (achevé ce soir, hélas, mais tant mieux quand même !) était le suivant : « Vaut-il mieux se perdre dans la passion plutôt que d’avoir perdu toute passion ? »
Et suite à l’article de Pierre, j’ai ré-écouté de Jacques Debronckart « Ecoutez, vous n’m’écoutez pas ! »
Merci en tout cas pour cette réflexion.