L’écrivain Philippe Forest* raconte qu’après son adolescence, période pendant laquelle il a emmagasiné beaucoup ( « des milliers » écrit-il ! ) de chansons, il n’ a plus eu de place disponible dans sa tête pour pouvoir en stocker davantage. Ensuite, une nouvelle chanson, même si elle lui plaisait, devait se contenter d’entrer par une oreille et ressortir par l’autre, « faute d’espace encore disponible où elle pourrait se loger entre les deux ». Il affirme alors que : « les seules chansons qui comptent sont, pour chacun, celles de son adolescence ».
Le propos est sans doute radical et bien trop généraliste, cependant je me demande s’il ne contient pas une part de vérité ? Je dois avouer que je ressens un peu la même chose que cet auteur, et s’il me fallait citer les grandes chansons qui m’ont touché, force est de constater que les titres qui me viendraient à l’esprit seraient ceux des chansons découvertes et aimées pendant ma jeunesse. Celles que j’ai entendues ensuite, même si je le ai appréciées, m’ont fait moins d’effet.
Sans doute les amateurs de chanson de qualité pensent-ils différemment… Je dois avouer, là encore, que je n’ai jamais compris comment ils faisaient pour se « régaler » sans fatigue, encore et toujours d’autant de chansons ? Auraient-ils donc une zone supplémentaire de cerveau qui leur permet de les stocker en plus grand nombre ? Ou bien les oublient-ils aussi vite qu’ils les entendent ? Ou encore n’ont-ils pas eu de jeunesse et rattrapent-ils le temps perdu ? Ou même, les aiment-ils vraiment ?
Il m’arrive de penser, en les voyant collectionner aussi compulsivement, et sans lassitude, tout ce qui chante, que, bien que lui ayant consacré une bonne partie de ma vie, je n’aime finalement pas tant que ça la chanson, et qu’à l’instar de Charles Swann, le héros de Marcel Proust (Un Amour de Swann), je pourrais m’écrier un jour: « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ! » Il suffit de transposer, remplacer « femme » par « chanson ». C’est mon côté (de chez) Swann.
Pierre Delorme
* Philippe Forest, « Les souvenirs », in la Nouvelle Revue française, n° 601 (Variétés : littérature et chanson, sous la direction de Stéphane Audeguy et Philippe Forest), juin 2012, Paris.