Si la terre était un cirque sous un ciel lourd en chapiteau, avec quelques étoiles heureusement, Patrick Ochs serait montreur d’ombres. Tous les deux ou trois ans, depuis que nous avons changé de millénaire, le chanteur de Rue de la Muette en retient quelques-unes du cortège qu’il regarde passer, sans se lasser jamais. Et ce sixième album annonce la couleur : Ombres chinoises, il s’appelle.
Les ombres des Mendiants ouvrent la marche, si proches que souvent nous ne voulons plus les voir, et elles le savent : « Pour devenir un bon mendiant / Faut déranger mais jamais trop. » Plus loin, on voit venir des ombres musiciennes, celles de Ray Charles et de Marvin Gaye. La Valse de Ray et Marvin, que Patrick Ochs a coécrites avec Rémi Karnauch, succèdent à Vince Taylor ou à La Valse de Mingus et B.B. King, présentes sur des albums d’avant. Ce sont autant de courts-métrages qui n’ont pas besoin d’images. Les mots suffisent à les dessiner : « L’homme raccroche le téléphone, se marre derrière ses lunettes noires / Si ses cheveux sont gris, il voit tout en noir. Il s’accroche au bras du type dans le couloir / Et il descend l’escalier, engueule le portier, monte dans la voiture. »
C’est un rare savoir-faire que Patrick Ochs possède là. Avec celui de « s’accaparer » (le mot est de lui) certaines chansons de certains autres. Même La Nuit je mens, tellement liée à Bashung, qui l’a créée, il parvient à la faire sienne – il est vrai que le Vercors est un lieu emblématique de « l’armée des ombres ». Avec Malaïka*, chanson en swahili popularisée par Miriam Makeba, le voilà qui rêve, comme nous l’avons tous fait, autour d’une chanson dont on ne comprend pas les paroles. Sauf que lui va au bout de son rêve et brode autour du titre, Mon ange (c’est ainsi qu’on traduit Malaïka en français), des paroles qui font : « Malaïka, je pense à toi Malaïka / Où t’es-tu envolée mon Ange ? / Je regarde la rivière, les poissons entre les pierre / La course des nuages sous le vent / Je pense à toi souvent. » Comme quoi, quelques ombres, dans ce recueil, sont plus légères. Celles des Petits Enfants (« Dans la nuit les petis enfants se transforment en éléphants »). Ou celles douces-amères de La Vache qu’un garçon était en train de traire. Il en est même une qui s’efface, l’Ombre chinoise du narrateur en personne : « Avant j’avais une ombre […]. Elle ne me suit plus […] ma belle ombre chinoise. Devenu transparent. Je n’existe plus… » Doit-on y croire ? Et si l’ombre, dont on sait la fidélité proverbiale, s’était confondue avec l’homme si fidèle aux ombres ?
On parlerait volontiers de tous les titres. Mais ce ne serait pas raisonnable et ça interdirait toute surprise à l’auditeur. On s’arrêtera quand même sur N’allez pas au bal de la Marine. S’il est un bal qu’on aurait bien perdu et sans regrets, c’est celui-là. Seulement voilà, « L’orchestre joue toujours cette sale valse brune ». Et l’on pense, en écoutant, aux deux frangins de La Muette à Drancy**, cette chanson-socle de l’œuvre (j’ai bien pesé le mot) de Patrick Ochs, se tenant un peu plus serrés par la main glacée en découvrant cette piste sinistre.
Mais au fait, c’est un disque de Patrick Ochs ou bien de Rue de la Muette ? C’est bien un disque de groupe. Et il ne l’a jamais été autant puisque les musiciens cosignent toutes les musiques et tous les arrangements, et que, pour la première fois, il a été enregistré « en direct » – à quelques ajouts de pistes de clarinettes et de percussions près. Mais ce n’est pas faire injure à Gilles Puyfagès (accordéon), Vincent Mondy (clarinettes basse et si♭, saxophone soprano) et Éric Jaccard (percussions, batterie) de souligner que Patrick Ochs est « devant » Rue de la Muette, comme Ian Anderson est « devant » Jethro Tull. Vu que sans les musiciens derrière, les gars « devant » ne sont rien. Pas complets, en tout cas. Certes Patrick Ochs a su, dans un creuset maison, pétrir un univers à base de biographie à demi-inventée, de paraboles, de cirques, de joies et de malheurs du monde, qui sied à sa voix gravilleuse, mais la pâte n’aurait pas levé sans le mélange de rythmes populaires du coin ou de loin, de jazz, de klezmer, d’ambiances étirées… bref sans ce son collectif que l’absence de guitare tire vers l’inouï.
Patrick Ochs a un temps formé le projet d’enregistrer ces chansons avec son seul accordéoniste. Malgré les capacités de ce dernier à jouer les-orchestres-à-lui-tout-seul (ceux qui les ont vus Patrick et lui en duo sur scène en savent quelque chose), le chanteur a bien fait d’y renoncer – ç’aurait eu un air de déjà-entendu. Un seul titre est livré dans cette sobre formule : le dernier – mais que pourrait-on bien chanter après La Chanson de Craonne ? –, qui exige qu’on vibre au plus près de l’os. Pour le reste, on l’aura compris, c’est un disque si dense qu’on est content qu’il danse.
René Troin
Rue de la Muette, Ombres chinoises, 1 CD (13 titres) + 1 livret (12 p.), Sphere France / Label Lgsr, 2015.
* Pour le texte original et l’histoire de cette chanson :
** Si vous n’avez jamais entendu le classique de Rue de la Muette :