A la lecture de l’éditorial de mon camarade Pierre, lundi dernier, j’étais moi aussi d’accord, sur le moment, avec le fait que dans la chanson « il en faut pour tous les goûts ». A priori, d’ailleurs, je pensais que tout le monde faisait sienne cette affirmation qui, malgré tout, est le plus souvent prononcée à la fin de tirades où l’on s’est plu à « flinguer » tel genre de musique, tel type de paroles. Puis il m’a été donné de tomber sur un commentaire posté sur ce même célèbre réseau social qu’évoque l’éditorial précédent. Après avoir rappelé tout le plaisir que lui avait procuré le spectacle d’Elsa Gelly, lors du dernier festival de Barjac, dans lequel la chanteuse mêle avec talent et humour chansons de parole et pure variété, un ami précisait : « Je me rappelle que le lendemain quelques gardiens du Temple étaient fripés. Tant pis pour eux. » Et cette précision me renvoya illico à toutes ces déclarations définitives, péremptoires et sectaires qui peuplent trop souvent les discussions sur la chanson. S’il en faut donc pour tous les goûts, certes, la formule semble tout de même parfois relever bien davantage d’une habitude langagière que d’une solide ouverture d’esprit. L’exemple évoqué ci-dessus montre au besoin que, pour certains, l’important est que leur propre goût demeure dans son pré carré, afin que les vaches sacrées, ou ce qu’il en reste, soient bien gardées.
C’est plutôt au sujet des chansons qui font réfléchir que je divergeais quelque peu d’avec le point de vue exposé par Pierre. Il affirmait ne pas en connaître, de même qu’aucune chanson ne lui avait fait changer d’opinion. La raison en vient, selon lui, de ce que la chanson s’adresse à l’émotion et non à l’intellect. Et je ne crois pas que cela soit toujours vrai. Si nous n’apprécions, comme il le précisait par ailleurs, que des chansons « qui pensent comme nous », il me semble que cette affirmation ne vaut, le plus souvent, que pour les personnes parvenues à maturité. Car la pensée n’est nullement innée et, dans sa formation, la chanson a fort bien pu jouer un rôle, plus ou moins important selon les individus. Il faut parfois se souvenir, sur certains sujets, de notre jeunesse, surtout quand cette période de la vie s’est déroulée dans un environnement culturel pauvre, où la radio et la télévision remplaçaient le plus souvent les livres. Sans doute la chanson seule ne suffit pas à bâtir une pensée aboutie, mais pourquoi l’exclure du champ de ce qui l’a forgée ?
Bien sûr, quand j’écris ce qui précède, je pense à mon propre cas. J’ai déjà eu l’occasion de dire ici combien la chanson avait eu d’importance dans mon accès à la poésie*. De la même façon, pour moi qui ne lisais guère lors de l’adolescence, je crois que certaines chansons se sont autant adressées à mon émotion qu’à mon intellect et ont permis par là même que se forge, grâce aussi à d’autres éléments extérieurs, ma pensée. Quitte à surprendre quelques amis, je pense notamment à quelques chansons de Jean Ferrat, le premier, mais surtout à celles de Georges Brassens.
Quant à ne jamais changer d’opinion après écoute d’une chanson, là encore il convient peut-être de nuancer le propos. Sans doute un changement de point de vue ne s’est-il jamais opéré de façon brutale après trois minutes d’écoute de quoi que ce soit. Mais qui peut savoir quel chemin une chanson, liée bien sûr à d’autres éléments extérieurs, a pu parcourir dans nos pensées pour que nous considérions aujourd’hui certains sujets de façon autre qu’hier ? Il n’est d’ailleurs pas inintéressant d’avoir cité ici Ferrat et Brassens. Il existe en effet une vidéo, que l’on trouve aisément sur la Toile, où ces deux grands de la chanson discutent amicalement de l’engagement militant. Sans aucun doute, dans mes années de jeunesse, me serais-je senti beaucoup plus proche du point de vue défendu par Jean Ferrat si j’en avais eu connaissance. Et puis sont venues des chansons comme La Mauvaise Réputation, Mourir pour des idées, Le Pluriel, ajoutées à cet anticonformisme authentique qui nourrit l’œuvre du grand Georges, loin des parcours fléchés menant aux avenirs radieux. Tout cela n’aura pas été inopérant, je le crois, dans l’évolution de ma pensée.
Qu’en pensera René ? Vous le saurez la semaine prochaine.
Floréal Melgar
* Voir « A la poésie par la chanson » (rubrique « Billets »).
C’est un carrefour, une chanson, une forme multi-dimensionnelle (multi-média comme on pourrait le dire aujourd’hui). Des mots (qui déjà s’offrent à la fois comme sens, son, images), une mélodie, une harmonie, des couleurs instrumentales. Ajoutez à cela la voix de l’interprète, sa façon d’être et le mystère de ce qui fait sa présence en scène, la lumière. Devant une telle abondance, tous les sens sont sollicités (y compris le sens kinesthésique, celui du corps, qui perçoit les vibrations, touché au sens premier du terme).
Et nous, auditeurs, si divers aussi, car plus sensibles (ou plus plus formés) à être réceptifs à ceci ou cela.
Christopher Murray