Nous ne sommes pas en mesure de publier ces petites nouvelles à la manière des précédentes (c’est Walter qui s’en chargeait pour nous) sans risquer de mettre en péril la moité du site, de faire exploser les crapauds et s’envoler les rossignols. Voilà pourquoi elles figurent dans notre jardin conservatoire des années soixante : Teppaz et SLC. A l’utile et l’agréable se joint aussi une forme de logique puisque les trois « récits » concernés nous ramènent vers ces mêmes années soixante, époque à laquelle les trois gars avaient le pied léger !
Nous étions trois amis, mais sans Fanettes à proximité. Abonnés chaque année au modeste et à nos yeux plutôt ringard bal populaire du 14 juillet de notre petite banlieue nord de Paris, où chacun connaissait tout le monde, nous décidâmes cette année-là de changer d’horizon.
Certes, il y avait bien ces traditionnels bals des pompiers qu’offrait chaque arrondissement de la capitale, mais bien que fiers conquérants nous ne nous sentions pas de taille à rivaliser avec ces héros musclés et en uniforme chers au cœur des midinettes de ce temps-là. Comme nous étions un peu aventuriers, nous poussâmes jusqu’en Seine-et-Marne. Jusqu’à une petite ville connue pour son Aigle, lui-même très amateur – ce qui eût dû m’alerter – d’oraisons funèbres.
Arrivés à destination, sur la place où devait se tenir le bal, aiglons avides de proies, nous dûmes bien vite nous replier vers une salle des fêtes toute proche, à cause d’un violent orage. Pendant que les musiciens y transféraient leur matériel, quelques volontaires se mirent à éponger l’eau qui avait pénétré en grande quantité sous les portes, inondant l’entrée de la salle. Dans l’ambiance bon enfant qui régnait en ce lieu, j’ignorais alors que ce premier naufrage en annonçait pour moi un second, bien plus terrible.
La mise en place de l’orchestre, plus longue que prévu, amena les gentils organisateurs de la soirée, pour éviter le départ des impatients, à proposer une danse du tapis. La ronde des participants se mit en marche. Mais au lieu de la musique joyeuse et gentiment crétine qui accompagne habituellement ce type de divertissement, nous entendîmes Pas cette chanson et les gémissements de Johnny Hallyday suppliant qu’on ne lui jouât pas un air lié à une trahison amoureuse, sans doute encore toute récente à en croire la douleur exprimée par l’idole des jeunes.
Placée au centre du cercle formé par les « danseurs », se tenait une jeune femme charmante, que nous avions tous trois repérée et qui, faute de concurrentes sérieuses, allait de toute évidence nous entraîner dans une rivalité sans concession. C’est alors que la Belle, tapis en main, s’approchant de moi, vint le poser à mes pieds. Dans la seconde même, je savourais cette délicieuse et rapide victoire sur mes deux camarades, et bénissais les promesses de slows langoureux, « et même pire », qu’annonçait le geste de ma princesse.
J’avais ce soir-là, parmi quelques armes de séduction irrésistibles, revêtu un pantalon neuf de couleur claire, vaguement beige. Agenouillé sur le « tapis », tandis que j’embrassais sagement celle qui m’avait choisi, je ressentis une très nette fraîcheur au niveau des genoux, sensation plutôt rare en pareille circonstance. Dès que je me relevai, des rires éclatèrent parmi les gens qui me faisaient face. Tous les regards s’orientèrent alors vers moi, chacun souhaitant connaître la raison de cette hilarité. Et cette raison engendra d’autres rires, d’autres sourires, parmi lesquels ceux de mes amis n’étaient pas les moins discrets.
En guise de tapis, ma promise avait innocemment utilisé l’un des torchons ayant servi à éponger l’eau terreuse déposée par l’orage. Deux énormes auréoles noires ornaient désormais, au niveau des genoux, mon pantalon neuf de couleur claire, vaguement beige. Le statut de jeune premier que me réservait ce début de soirée en prit sur-le-champ un sacré coup. Une rapide et maladroite tentative de nettoyage ne fit malheureusement qu’accentuer les dégâts et m’obligea, dans un excès de coquetterie, de timidité et de susceptibilité mêlées, à m’abstenir de réapparaître sur la piste.
Voilà pourquoi, oui pourquoi, mes amis chaque jour depuis cette soirée funeste, je ne puis supporter cette chanson plaintive qui accompagna mon malheur, ni d’ailleurs Johnny Hallyday.
Floréal Melgar