La guitare est un drôle d’instrument dont certains pensent même qu’il n’en est pas vraiment un. Pierre Boulez, à qui on faisait remarquer qu’Hector Berlioz utilisait une guitare pour composer ses œuvres, répondit méchamment que « cela s’entendait ». Dans le domaine de la chanson, elle fut parfois considérée comme un genre de rempart entre le public et l’artiste, un paravent, un cache-misère ou encore un truc pour s’occuper les mains dont il est bien connu qu’on ne sait pas trop quoi en faire dès qu’on monte sur une scène.
L’image n’est pas très gratifiante, mais l’instrument est populaire, ce qui lui vaut une forme de mépris social semblable à celui qui frappa l’accordéon, le vieux « piano du pauvre », ce qui n’est pas le cas, bien sûr, du « vrai » piano ou du violon, par exemple, instruments plus nobles.
Pourtant la guitare fut la compagne intime des poètes, elle est évoquée par Ronsard (A sa guiterre) ou Aragon (Oh la guitare), ou même Garcia Lorca qui composa pour elle. Les peintres aussi se sont attachés souvent à représenter des guitaristes, Manet, Gauguin, Renoir, Picasso et d’autres…Oh la guitare...
Elle entretient avec la chanson un lien déjà ancien et qui semble indéfectible. Sans doute il faut en chercher la raison dans leur essence populaire commune. « Qui se ressemble s’assemble », dit la sagesse, elle aussi populaire.
Effleurée d’un doigt distrait par les chanteurs « à texte » des cabarets des années cinquante et soixante, emprisonnée dans le picking par les joueurs de folk des années soixante-dix, balancée au bord de la syncope par les amateurs de bossa nova, électrifiée et incendiée par les rockeurs, jazzifiée à la manouche par les néo-Django, cordes de nylon ou de métal, avec ou sans fil à la patte, la guitare accompagne et préside à la création d’un grand nombre de chansons d’auteurs-compositeurs, dont le plus emblématique fut, et reste, Georges Brassens qui se grattait « le ventre en chantant des chansons » (Les Trompettes de la renommée).
Quelques accords très simples et à la portée de tous les doigts peuvent faire le lit de jolies mélodies. Pour les paroles, c’est autre chose, mais la pratique sommaire* de la « gratte » peut suffire à créer de belles chansons. De Brassens à Johnny en passant par Enrico, les chanteurs à la « six cordes » ne manquent pas dans notre paysage.
Certains s’en servent, sobres et efficaces, comme Brassens donc, et ses rythmiques d’acier, ou encore Guy Béart, l’éternel moqué, et ses battements farouches. D’autres en sont les frimeurs invétérés, d’Enrico Macias, déjà cité, jouant sur une seule corde et au médiator (!) le célèbre Leyenda d’Albeniz, à Bob Dylan se lançant dans des solos sans queue ni tête (laissant pantois – mais dignes ! – les musiciens qui l’accompagnent), en passant par Carla B. et sa Gibson de compétition (offerte par les époux Obama). Bref, les (z’)héros de la guitare ne manquent pas.
Jouée de manière rudimentaire ou savante, elle se mêle à la voix humaine à la perfection. Qu’on se tortille derrière elle ou qu’on en joue le pied sagement posé sur tabouret, c’est bien la même. Elle peut sembler parfois un peu faiblarde et insuffisante pour porter sur ses frêles éclisses une chanson, mais il suffit d’aller écouter chanter Youn Sun Nah pour comprendre qu’une voix (d’accord, c’est celle de Youn Sun Nah) et une guitare (d’accord, c’est Ulf Wakenius qui joue) entremêlées peuvent à elles seules devenir un univers musical complet, suffisant. Oh la guitare…
Un drôle d’instrument qui n’en est peut-être pas vraiment un, mais qui est partout cependant, comme la chanson, qui n’est pas vraiment un art, mais qui est partout elle aussi.
Pierre Delorme
* Voir la Leçon de guitare sommaire par Boby Lapointe
Pour info, le texte « À sa guitare » de Ronsard a été très joliment chanté par Francis Lalanne sur l’album collectif Autour de la guitare… Son frère Jean-Félix l’y accompagne et ils en signent ensemble la musique.
C’est peut-être aussi parce que cet instrument supporte la médiocrité (j’en sais quelque chose), au contraire des instruments nobles déjà cités.
Elle est ergonomique, facilement transportable, légère (si, comparée à un accordéon ou un piano ou une contrebasse…), intuitive aussi : on peut jouer d’oreille « Jeux interdits » avec un doigt sur une seule corde, comme l’a fait remarquer Renaud.
Et puis, au contraire de la flûte à bec ou traversière, le saxo ou l’harmonica (quoique… Dylan), on peut chanter en même temps, nous donnant l’illusion qu’on peut faire artisss’. Et ça, c’est irremplaçable !
Je ne vois rien qui puisse permettre d’affirmer que la guitare supporte davantage la médiocrité que le piano ou le violon. Ça n’est pas une caractéristique de l’instrument, mais sans doute de l’image qu’on en a (on en revient au mépris social). On peut en jouer d’oreille bien sûr, mais comme de n’importe quel autre instrument. C’est vrai que dans le domaine de la chanson on a pris l’habitude d’entendre la guitare jouée « sommairement », mais le piano n’est pas joué de manière plus savante par la plupart de ceux qui l’utilisent pour s’accompagner. Simplement, le public, non musicien, imagine facilement que Barabara jadis ou Delerm maintenant sont forcément de bons instrumentistes puisqu’on les voit sur scène derrière un magnifique piano à queue ! Alors que ce qu’ils jouent au piano est l’équivalent des trois ou quatre accords joués par la plupart des « gratteurs ». Tout est une question d’image.
Je suis d’accord avec Pierre pour dire que l’image qu’on a d’un instrument peut fausser notre perception de la réalité musicale. Si on entend par « médiocrité » une manière de jouer pas très recherchée, un peu sommaire (et je ne fais pas allusion à Boby Lapointe !), cette médiocrité ne passe ni mieux ni moins bien sur une guitare ou sur un autre instrument. Pour ma part, en tout cas, je préférerais parler de « simplicité », plutôt que de « médiocrité » qui me semble avoir une connotation négative. La simplicité en musique ne tue pas l’émotion, et une belle mélodie accompagnée par quelques accords grattés touchera peut-être davantage qu’une avalanche de notes virtuoses.