A quelques mètres de la célébrité (Twenty Feet from Stardom) et à quelques mètres des célébrités, sur la scène. C’est là que se sont tenues le plus souvent
les choristes noires dont les voix anonymes sont associées aux plus grands succès de la musique populaire américaine depuis les années soixante. Morgan Neville, sur une idée de Gil Friesen, a eu envie de rendre hommage à ces artistes de l’ombre sans lesquelles cette musique populaire américaine
et le rock anglais n’auraient pas sonné de la même manière.
C’est un documentaire constitué d’images d’archives (souvent de la télé), d’interviews actuelles et de retrouvailles, organisées par Neville lui-même, entre ces filles (aujourd’hui des dames d’âge respectable) qui s’étaient perdues de vue. Dans une de ces scènes, Darlene Love (70 ans) retrouve ses copines des « Blossoms » et elles chantent Da Doo Ron Ron (on comprend alors que notre pauvre Johnny H. swingue comme un fer à repasser !).
Souvent filles de pasteur, elles chantent depuis l’enfance à l’office, et elles ont reçu le don du rythme et d’une voix exceptionnelle. Comme le dit un témoignage au début du documentaire, il leur manquait l’ego et le narcissisme pour devenir des stars. Certaines ont pourtant essayé ! Mais comme le dit Bruce Springsteen
(qui avec d’autres, comme Sting, Mick Jagger, Stevie Wonder, apporte son témoignage), pour réussir il ne suffit pas d’avoir une voix exceptionnelle, encore faut-il trouver les bonnes chansons, le bon manager qui saura le mieux vous aider à révéler ce qui peut faire de vous une star.
C’est vrai que les producteurs ne furent pas toujours d’une grande délicatesse envers ces artistes magnifiques. Le renommé Phil Spector n’hésita pas à enregistrer Darlene Love pour un titre (He’s a Rebel) sur lequel, à son insu, un autre groupe (The Crystals) chantera en play-back et fera un hit ! Darlene retournera donc faire des ménages pour gagner sa vie (avant de revenir au show), car il va sans dire que ces chanteuses étaient en majorité d’extraction modeste.
Certaines furent engagées par les rockeurs anglais des sixties et des seventies qui désiraient s’approprier le son « black » de la musique américaine. Pétris d’admiration, ils leur offrirent plus de liberté, et elles purent donner libre cours à leurs voix et à leur inspiration. Le film permet de mettre un nom (Merry Clayton) sur la voix de femme qui illumine Gimme Shelter des Rolling Stones, par exemple. On y découvrira aussi Lisa Fisher, Tata Vega, Darlene Love (déjà citée), Judith Hill, et d’autres. Elles furent nombreuses à insuffler un peu de musique aux prestations de Léonard Cohen, Joe Cocker, Elton John, Michael Jackson, pour ne citer que les plus célèbres.
Aujourd’hui, comme elles le disent, le home studio, divers bidouillages informatiques, et le désir de faire baisser les coûts de production, privent de travail les choristes, comme ils nous privent de cette qualité musicale vivante irremplaçable. Le film permet d’entendre des extraits de chansons fameuses et de réfléchir sur les turpitudes d’une industrie qui n’élit pas forcément les plus doués et les plus talentueux. Et je ne suis pas certain, comme le dit l’hebdomadaire culturel dominant français (Télérama) en parlant d’elles, qu’il s’agisse de « voix et de vies dans l’ombre des plus grands ». Car ces « plus grands-là » sont-ils si grands que ça ? Et ne passons-nous pas finalement trop de temps à admirer des vessies en ignorant les lanternes ? Peut-être ce film contribuera-t-il à éclairer la nôtre.
Pierre Delorme
Bruce Springsteen & the E Street Band w. Darlene Love – A Fine Fine Boy – Madison Square Garden, NYC – 2009/10/29&30