Il y a eu dans le domaine de la littérature, au XVIIe siècle, la querelle des Anciens et des Modernes, le théâtre a connu la bataille d’Hernani (en 1830), la musique et la danse ont eu le scandale du Sacre du printemps (1913).
Les différents domaines de l’expression artistique ont connu des périodes
de rupture très marquées, entre la nouveauté et la tradition, après lesquelles plus rien n’a été comme avant.
La peinture elle-même a parfois profondément divisé son public et ses critiques, avec l’impressionnisme par exemple, ou plus tard avec l’art dit « abstrait ».
Le cinéma aussi a vécu chez nous (et au-delà) un bouleversement avec l’arrivée de la Nouvelle Vague et surtout de Jean-Luc Godard (A bout de souffle, Pierrot le fou, Le Mépris).
Même la musique populaire d’Amérique du Nord a connu sa controverse, à Newport (1965) par exemple, quand Bob Dylan, folk singer prometteur, a débarqué avec un groupe rock (la légende raconte que Pete Seeger, folk singer emblématique, a essayé de trancher les câbles d’alimentation électrique à la hache, pour faire taire le groupe !).
Ces affrontements, querelles et ruptures (révolutions symboliques, chères à
Pierre Bourdieu) sont des points de repère dans l’histoire des arts.
En ce qui concerne la chanson française (mais est-elle un art ?), il est vain de chercher de tels épisodes. Certes Brassens fit scandale parce qu’il chantait des « gros mots » et Boris Vian a défié la patrie avec son Déserteur, et quelques chansons furent çà et là victimes de la censure (déguisée ou officielle). Dans un autre registre, Jean Sablon, en son temps, a choqué parce qu’il utilisait un microphone, comme Serge Gainsbourg, plus tard, a scandalisé (modérément) avec les gémissements érotiques de Je t’aime, moi non plus. Mais de tous ces exemples évoqués, même s’ils ont contribué à l’évolution de la chanson, aucun n’a constitué une rupture radicale avec sa tradition et n’a transformé son avenir.
La seule révolution apparue dans le domaine de la chanson française est venue, à mes yeux, dans les années soixante, d’outre-Atlantique, par l’intermédiaire de Johnny Hallyday et consorts qui imitaient Elvis Presley, et se roulaient sur la scène avec leurs guitares en hurlant des yeah yeah de (chats) « sauvages ». Les « anciens » et les « modernes » se sont affrontés alors, la jeune garde contre la vieille garde.
Depuis, que son texte soit indigent ou plus recherché, la chanson n’est plus la même, le rock puis la pop sont passés par là. L’influence anglo-saxonne a opéré une rupture dans la chanson française, et la ligne de fracture reste visible de nos jours, notamment dans l’esprit de ceux qui opposent la chanson issue de cette musique (pop/rock) et la chanson de « tradition » française issue notamment des cabarets de la rive gauche des années cinquante. Elle reste visible aussi dans les choix esthétiques des artistes eux-mêmes, dont une frange marginale reprend aujourd’hui, de manière surprenante, le flambeau de la chanson française de ces années-là. A la manière de peintres qui, après l’impressionnisme, ou le cubisme, en seraient revenus à l’art pompier. Bref retour, comme un regard en arrière qui permet de mesurer le chemin parcouru, certes, mais dont on ne saurait se contenter tant il ressemble à une simple manière de tourner le dos à l’avenir.
Par frilosité et par manque d’invention.
Pierre Delorme
Il me semble, sans être historien, que le point de rupture a eu lieu avant l’avènement des yéyés, clones commerciaux du rock blanc américain…
J’ai l’impression que le changement était perceptible déjà avec l’apparition et l’introduction du jazz dans une nouvelle façon de présenter la chanson, mais les deux formes pouvaient encore coexister (Brassens aimait beaucoup le jazz).
Les chansons de Mireille et Jean Nohain, Jean Sablon, et surtout Charles Trenet ont laissé une marque (coupure ?) plus profonde dans la façon d’écrire et de composer que ce phénomène de mode mercantile qu’a représenté, et continue de représenter la chanson des 60’s. Il me semble…
Sans doute, mais Mireille, Jean Sablon, Charles Trenet firent rapidement l’unanimité, alors que les chanteurs des années soixante, non. Et apparemment ça dure toujours !
Je ne suis pas sûr que Trenet et Mireille firent l’unanimité rapidement. Ma maman, qui avait à peu près 16 ans quand Trenet est apparu, m’a raconté qu’un soir elle s’était faufilée avec des copines dans un cinéma (sans payer) pour voir Trenet chanter trois chansons avant la projection du film. Elle me disait qu’il y avait deux clans dans son école : les admiratrices de Tino Rossi (les plus nombreuses) et celles de Trenet. Une de ses camarades lui avait dit : « Mais ce Trenet, il est complètement fou ! » Elle m’en parlait encore ce soir de novembre 1999 sur le chemin de la salle Pleyel où je l’emmenais voir le dernier récital de Trenet.
Tout dépend de ce qu’on entend par rapidement. Mireille (et Jean Nohain) et ensuite Charles Trenet ont contribué à moderniser la chanson, de façon durable, et, comme tous les « novateurs », ils ont aussi déplu. Ce que je voulais exprimer est que la ligne de fracture (entre bonne chanson et produit commercial) apparue dans les années soixante avec les yéyés est toujours visible de nos jours. L’apport de Trenet est toujours présent, bien sûr, mais le clivage entre Tino Rossi et Charles Trenet est devenu invisible, il n’était « qu’esthétique », du moins je le crois. La fracture des années soixante n’était pas qu’esthétique, autre chose était en jeu, sur le plan économique bien sûr, mais aussi sur le plan générationnel et le plan social, comme le montrera Mai 1968. Cependant ce ne sont que des approximations de ma part, il faudrait une étude sérieuse (au-delà de mes maigres compétences !) de l’état de la chanson entre 1930 et 1940 pour comprendre le phénomène Trenet, et notamment l’apport de la vulgarisation de la radio, des pick-up, et de bien d’autres paramètres.
Bien à vous. Pierre Delorme
Oui, nous sommes globalement d’accord. Je voulais rapporter cette anecdote personnelle qui ne figure évidemment dans aucun livre sur l’histoire de la chanson. (Je dois avouer que j’étais assez fier que ma mère préférât Trenet à Tino Rossi.) On sait en revanche qu’un critique avait qualifié le phénomène Trenet de « feu de paille » et Cocteau avait répliqué quelque temps plus tard : « C’est un feu de paille qui dure… »
Pour ce qui est de la fracture bonne chanson-produit commercial, on pourrait discuter. J’apprécie certaines bluettes joliment faites (par des gens qui savent écrire des chansons) que je peux fredonner sans vergogne, qui sont écrites bien sûr dans une intention commerciale. Et des chansons « rive gauche » (pour faire court) mal fagotées, prétentieuses, redondantes… m’ennuient profondément. Mais je chipote. Dans l’ensemble, je trouve vos propos fort pertinents, et je vous félicite pour la tenue des articles de toute la bande.
Oui ! tout à fait d’accord avec toi, Pierre. Je crois aussi que l’arrivée de Robert Charlebois dans les années 70/75 en France a permis de faire un lien intéressant entre une chanson francophone qui ne se prenait pas vraiment au sérieux et la musique produite outre-Atlantique, souvent issue de la pop. Une autre façon de jouer et de produire des albums, puis l’arrivée de Beau Dommage et d’autres influences encore, etc.