Chanson et poésie ont longtemps fait bon ménage, chez les troubadours et les trouvères du Moyen Âge, par exemple. Dans les siècles suivants, les poètes furent fréquemment mis en musique. La chose semblait aller de soi, avant que la poésie n’aille se réfugier dans les livres et ne finisse par aller se percher sur les cimes de la littérature. La chanson, elle, est restée dans la rue, ou dans les bois, comme le suggère le titre d’un recueil
de Victor Hugo, Les Chansons de rues et
des bois, qu’il écrivit, dit-on, parce qu’il était jaloux du succès de Pierre-Jean de Béranger, un chansonnier de ses contemporains, qui jouissait d’une grande renommée.
Cependant le grand Victor, même jaloux, ne souhaitait pas que l’on déposât de la musique au pied de ses vers, c’est du moins ce que colporte la légende. Plus près de nous, Aragon semblait moins regardant et il ne lui déplaisait pas que ses poèmes fussent mis en musique et transformés en chansons par Jean Ferrat ou Léo Ferré, entre autres.
La Nouvelle Revue française (NRF) a eu la bonne idée, dans son numéro Variétés : littérature et chanson (juin 2012), de publier un entretien radiophonique (resté inédit depuis les années soixante) que le poète avait accordé à Francis Crémieux.
On y apprend, entre autres, qu’Aragon n’était pas insensible à la chanson populaire dite « yéyé », et notamment à Johnny Hallyday, ce qui ne laisse pas de surprendre son interlocuteur ! Et comme ce dernier lui demande si les « tripatouillages » opérés par Léo Ferré pour transformer ses poèmes en chansons ne sont « pas gênants », Aragon répond (toujours à la grande surprise de Crémieux) que Léo Ferré est, finalement, un excellent critique de poésie, puisqu’il n’a gardé, d’une certaine manière, que le meilleur de chaque poème !
Tous les poètes n’ont pas l’ouverture d’esprit d’un Aragon. D’autres, qui vivent perchés sur les cimes évoquées plus haut, regardent la chanson avec condescendance, c’est à peine si certains concèdent à Georges Brassens un habile talent de versificateur, voire de poète, mais c’est vraiment du bout de la plume.
S’il semble admis dans le public et dans les médias en général que la chanson dite « à texte » (celle des années cinquante et soixante) était l’œuvre de véritables poètes, les choses ne sont pas forcément aussi simples du côté des chanteurs eux-mêmes.
Jacques Brel, à qui le célèbre Jacques Chancel (1) demandait, avec l’onction qui caractérisait ses interviews, s’il était un poète, répondit catégoriquement :
« Non !
– Jacques, que vous manque-t-il pour être un poète ? poursuivit Chancel.
– Y croire », rétorqua Brel.
Finalement la différence entre la chanson et la poésie, c’est peut-être ça, une simple affaire de croyance. Et qu’importe le type de chanson. On peut aussi réfléchir à ce dernier propos d’Aragon : « Personnellement je n’ai pas ce mépris qui s’exprime ici ou là pour les formes les plus récentes de la chanson (le yéyé) […] il y en a que je considère comme de très bonnes chansons. Ce n’est pas parce que l’expression du sentiment est faite avec quelques mots, par des moyens autres, qu’elle perd de l’intensité. Au contraire. Vouloir opposer une forme de chanson à l’autre, tuer une chanson par l’autre, voilà le mauvais coup qu’on nous fait. »
Peut-être qu’entre deux extrêmes, la chanson toute simple destinée à être dansée ou fredonnée et la chanson plus ambitieuse où le chanteur semble s’écouter écrire, la poésie jaillit parfois, presque par hasard, au coin d’un vers. Car ça n’est pas une question de principe, de catégorie, mais d’émotion. Et dans ce domaine, chacun a les siennes, et toutes sont légitimes.
Pierre Delorme
(1) Jacques Chancel, journaliste et écrivain, anima de 1968 à 1982 Radioscopie (France Inter) et à la télévision Le Grand Échiquier de 1972 à 1989 (Antenne 2).
Ces émissions étaient très populaires.
Sur le sujet : http://milboutet.over-blog.com/article-11022835.html
Concernant l’émotion, seul critère pris en compte en conclusion de cette intervention que je partage pour l’essentiel : une réserve, voire un bémol…
Il me semble qu’il existe une différence manifeste entre l’émotion éprouvée à danser un slow langoureux avec « une personne du genre qu’on n’a pas » (ou même qu’on a), avec celle éprouvée à l’écoute d’un artiste qui nous conte une histoire à sa façon… Deux sources, deux émotions. Mais pas le même résultat…