J’ai entendu un jour un journaliste spécialisé dans la musique populaire des années cinquante et soixante proclamer avec fougue que la génération du baby-boom (celle apparue à la fin de la Seconde Guerre mondiale) resterait aux yeux de l’histoire la génération de l’éternelle jeunesse. C’est sans aucun doute excessif, mais on peut le comprendre.
Jusqu’aux années cinquante, en effet, ce qu’on appelle aujourd’hui la « jeunesse » n’avait pas de statut social particulier et n’était qu’une masse indéterminée sans autre caractéristique que celle de devoir être éduquée (plus ou moins) en vue de son passage à l’âge adulte. Dans l’immédiat après-guerre, les businessmen américains ont considéré qu’elle constituait pourtant un marché au potentiel prometteur. Ainsi sont nés « les jeunes » (les fameux teenagers aux USA ), une classe de consommateurs à part entière.
On leur a donc vendu des tas de choses, notamment de la musique et des chansons. On a conçu pour eux des disques plus petits et moins onéreux (les 45-tours) ainsi que les appareils portatifs pour les passer. On a élaboré des émissions de radio, de télé et des journaux pour promouvoir les artistes pour « jeunes », qui rapidement allaient devenir des « idoles », comme on a dit chez nous, une fois que l’Europe se fut mise au diapason américain. En France, nous avons fait tourner jusqu’à l’usure nos 45-tours sur les fameux Teppaz, et nous avons écouté et lu goulûment Salut les copains, une émission quotidienne, puis un mensuel. Peu à peu, nous avons aussi porté des blue-jeans et bu du Coca-Cola.
Quelques artistes, devenus aujourd’hui mythiques, restent attachés aux souvenirs de cette génération. Ils s’appellent Elvis Presley, les Beatles, les Rolling Stones, Bob Dylan, pour ne citer que les plus emblématiques parmi ceux qui déchaînèrent les passions et les enthousiasmes juvéniles.
Même si les businessmen n’avaient pas prévu que ce nouveau public serait aussi réceptif et le marché si juteux, et s’ils n’ont pas maîtrisé complètement au départ le lien très fort qui allait s’établir entre les artistes et les « jeunes », ils ont rapidement compris les bénéfices qu’ils pourraient en tirer et ont tout fait pour amplifier ce phénomène (avec la « Beatlemania », par exemple, ou la transformation du jeune Robert Zimmerman, alias Bob Dylan, en quasi-prophète des temps nouveaux). Les artistes se sont prêtés au jeu, dépassés parfois, ou l’exploitant de manière très habile.
Aujourd’hui les temps ont changé, comme l’annonçait le jeune « prophète » évoqué ci-dessus, et l’industrie du disque périclite à grande vitesse à cause de l’apparition des nouvelles technologies et d’une nouvelle manière de consommer les chansons. Cependant, les businessmen, qui sont des gens avisés, ont parfaitement compris qu’ils pouvaient encore exploiter les « tubes » de cette époque en les utilisant pour illustrer les publicités destinées aux ex-baby-boomers. Devenus les seniors des classes moyennes, ils ont des économies, des retraites encore correctes, et peuvent donc cracher au bassinet. Ils ont de quoi consommer des assurances, des bagnoles, des voyages sous les palmiers, et un tas d’autres trucs.
« You can’t always get what you want / But if you try sometimes well you might find / You get what you need » (les Rolling Stones), leur rappelle l’un de ces airs connus. C’est vrai, on ne peut pas toujours avoir ce qu’on veut, mais en essayant, parfois, on peut trouver ce dont on a besoin ! Cependant nous avons déjà eu beaucoup, du boulot, de la croissance, de la mobilité sociale, et même des idoles increvables, que demande le peuple ?
La génération de l’éternelle jeunesse va pouvoir disparaître, heureuse, et prendre sa place dans l’histoire.
Pierre Delorme
You can’t always get what you want (Mick Jagger et Keith Richards)